Build Back Better, l’architecture au service du collectif en Ukraine
Depuis le début de la Guerre en Ukraine, l’architecte et urbaniste Martin Duplantier s’engage quant aux possibilités protectrices et émancipatrices de l’architecture. Entre l‘urgence des réparations et le temps long de la reconstruction, son agence ukrainienne accorde une importance particulière aux établissements scolaires.
Celui qui a cédé en avril 2024 la présidence de l’AMO, affirme cet engagement à l’occasion d’une carte blanche publiée dans le livret du prix AMO 2024.
Martin Duplantier
Nous rêvons d’une architecture qui ne soit pas seulement protectrice, mais qui puisse émanciper, fédérer et être le reflet d’une culture. Face à l’instabilité du monde, des bouleversements climatiques aux soubresauts géopolitiques, l’architecture peut être perçue comme un phare dans la tempête, un élément rassembleur face à une catastrophe ou une agression civilisationnelle. Plus qu’un bunker, elle peut protéger non seulement les corps, mais aussi les esprits.
J’étais la semaine passée à Kyiv, invité au sommet organisé par la première dame Olena Zelenska. Le sommet avait lieu dans l’enceinte de la cathédrale Sainte-Sophie, au cœur du Kyiv du XIe siècle, alors vue comme la Rome de l’Est. C’est au sein de ce monument du passé que l’on discutait du présent guerrier, et du futur apaisé. Le thème était celui de l’enfance et de la souffrance en temps de guerre. Ou autant de traces laissées par un conflit armé de haute intensité.
Les chiffres, depuis le début de l’année 2022, sont éloquents : 19 000 enfants ukrainiens ont été déportés en Russie, adoptés par des familles ou laissés dans des orphelinats ; 99 % des enfants ukrainiens sont victimes et souffrent directement de la guerre ; plus de 3 000 établissements scolaires ont été visés par les forces russes et sont totalement ou partiellement endommagés; le programme «Back to School» requiert des investissements importants pour rendre les écoles plus sûres, avec des abris anti-bombes dimensionnés pour tous ; et le corollaire de tout cela, c’est qu’il y a évidemment un important besoin de prise en charge et de soins apportés à ces enfants, qu’ils soient physiques ou psychologiques.
C’est à Sainte-Sophie que je rencontre deux jeunes danseurs. Roman, 9 ans et victime d’un bombardement russe à Vinnytsia, à plus de 400 km de la ligne de front, alors qu’il était dans la salle d’attente de son médecin avec sa mère. Elle est décédée, lui a été brûlé à plus de 45 %. Avec sa partenaire, tout aussi jeune et qui a perdu une jambe lors d’une autre attaque russe, les deux danseurs ont offert un moment de grâce et une magnifique leçon de résilience à une audience adulte ébahie, composée de personnalités politiques, de chefs d’entreprises, d’artistes et de représentants d’ONG.
Dans ce contexte, notre agence ukrainienne travaille tout particulièrement sur les établissements de santé et d’éducation. Car ils sont peut-être la dernière coquille protectrice et fédératrice d’une culture collective. En inventoriant les 87 types d’équipements scolaires qui représentent 71 % des écoles en Ukraine, nous proposons leur adaptation en leur ajoutant un «plug-in»: un espace protégé à double usage, ou autrement appelé un «abri-anti-bombes- qui-peut-servir-à-autre-chose». Une classe de musique, une salle d’escalade ou de projection, une pièce pour faire du yoga… Les salles de vie traditionnelles se déploient donc en superstructure et les salles protégées en sous-sol. Mais cela ne vaut que pour les écoles qui sont loin du front. Pour celles qui se situent à moins de 40 km du point zéro, le laps de temps entre le tir d’artillerie et l’impact est trop court: à peine plus de 30 secondes. La sirène retentit après le choc. Autant dire impossible pour les écoliers de rejoindre le sous-sol.
Il n’y a donc pas d’autre choix que de construire des écoles entières en sous-sol. Pourquoi s’entêter? Parce que l’école à distance présente ses limites et que les enfants doivent continuer à se voir, interagir, apprendre, s’épanouir. Nous menons donc à Zaporijjia des chantiers d’écoles souterraines où la flexibilité absolue des espaces est essentielle : comment transformer rapidement des salles de classe en cour de récréation? Comment amener de la lumière naturelle dans un lieu entièrement clos, indépendant énergétiquement et capable de s’autosuffire durant 48 heures ? Comment permettre à ces jeunes esprits de continuer de rêver alors que confinés dans un sous-sol, sans vue sur l’extérieur? C’est sans doute là l’un des plus grands défis auquel j’ai dû faire face depuis le début de cette guerre. Je ne sais pas si nous réussirons. Ce que je sais, c’est que le prix payé par les Ukrainiens pour cette liberté est énorme et que nous, Européens de l’ouest, ne réalisons pas la chance qui est la nôtre de vivre en temps d’insouciance et de paix. Merci, immense merci à l’Ukraine courageuse, l’«Ukraine-forteresse» comme le prévoyait déjà le politologue Barry R. Posen en 1994.
Je n’ai donc qu’un souhait: faire et refaire la ville pour permettre à tous les enfants de s’épanouir, vivre, aimer et penser librement. J’ai acquis la conviction que les combats écologiques et géopolitiques sont intimement liés. Rendre cette planète vivable, adapter nos cadres de vie, être indépendant en énergie, c’est d’abord s’assurer que les pluies de missiles cessent, c’est ensuite mieux connaître ses limites et respecter l’environnement dans lequel nous évoluons.
Build Back Better, entend-t-on partout. L’Ukraine est devenue un lieu de créativité inouïe, d’intelligence collective et de solidarité dont il faudra se souvenir. L’écologie n’y est pas idéologie, elle est un instrument de résistance. Un contre-modèle à l’impérialisme russe, et un espoir de victoire civilisationnelle.
Découvrez ci-dessous le livret AMO 2024 en intégralité :