Réélection de Donald Trump : James Shen (People’s Architecture Office) et les leçons de l’informel
James Shen est l’un des fondateurs et associés de l’agence sino-étatsunienne People’s Architecture Office, reconnue depuis 2013 pour le développement des « Plugin Houses » – ou maisons dans la maison –, un système modulaire visant la réactivation de bâtiments désolés sans impact sur leur structure propre (voir l’article à paraître dans le prochain numéro d’AA). James Shen est également, depuis 2018, le cofondateur de la PluginHouse Company, une entreprise développant des solutions bâties clés en main pour démocratiser l’accès au logement dans un pays touché par une importante crise de l’immobilier.
Depuis son bureau de Los Angeles, l’architecte réagit après l’annonce de la réélection de Donald Trump.
Propos recueillis par Clémentine Roland
Que vous inspire le résultat de cette élection ?
James Shen : Ce résultat renforce le sentiment que j’éprouve depuis la dernière présidence de Trump. Le Covid19 a marqué un grand tournant : Trump était président au début de la pandémie et je pense que l’incertitude que les gens ont ressentie à ce moment-là se perpétue aujourd’hui. On constate une plus grande distance entre les gens, une plus grande polarisation… La tendance est au nationalisme de droite et je crois que cela est lié aux conséquences sociales de la pandémie de Covid.
Quel impact pourrait avoir l’élection de Donald Trump sur vos projets en cours ou à venir ?
James Shen : Une partie de mes activités se fait en Chine. Mes collègues et mes partenaires sont là-bas, alors que les relations entre les États-Unis et la Chine se sont nettement détériorées à cause du Covid. N’oubliez pas que Trump lui-même l’a qualifié de « virus chinois » – même si j’ai appris, lors d’un récent voyage en Chine, que le gouvernement accuse les États-Unis d’avoir introduit le virus dans le pays. Dans cette situation, il est difficile de savoir distinguer le vrai du faux – mais est-ce que cela compte vraiment ? En définitive, on fait de la récupération politique autour d’un phénomène qui a tué de nombreuses personnes – et le fait est que le nombre de décès aux États-Unis est l’un des plus élevés au monde… Tout cela sous Trump.
Je pense donc que mon travail d’architecte continuera d’être stimulant à bien des égards et qu’il sera de plus en plus important – même si, face à un tel changement, je me sens un peu « déconnecté ». Je ne m’attendais pas à ce que le vote populaire soit en faveur de Trump ; je me tiens responsable, tout comme je tiens responsables les personnes qui sont dans ma situation, c’est-à-dire les urbain·es ayant bénéficié d’une éducation supérieure. Le fait que nous ne soyons pas suffisamment sensibilisé·es aux enjeux de notre société est un vrai problème.
Comment les architectes peuvent-ils/elles remédier à la fracture qui divise le peuple étatsunien ?
James Shen : Nous devons trouver un moyen de nous adapter à une situation qui nous échappe, mais aussi faire preuve d’une certaine tolérance pour tâcher de comprendre une partie de la population – les électeur·ices de Trump – vis-à-vis de laquelle nous nous sentons étranger·ères. Je pense que cette tentative de reconnexion peut être effectuée dans le cadre de mon métier : notre agence s’appelle People’s Architecture Office ; elle est née de l’intention de concevoir des projets capables de se mettre au service des gens.
La façon dont l’architecture est enseignée à l’université pose également un problème : on est obnubilé·e par les théories et les concepts, qui sont certes essentiels, mais je ne pense pas que cette tendance soit compensée par une confrontation directe à ces sujets dans notre pratique. Mais à travers cette élection, on s’aperçoit que beaucoup de questions d’ordre social sont bien plus prioritaires que d’autres : quand on est préoccupé·e par les urgences du quotidien – le coût des courses, la recherche d’un emploi, etc. – on ne s’engage pas autant à la recherche d’idéaux de conception.
Dans le monde universitaire, une grande partie des discussions de ces dernières années, notamment depuis le Covid, a porté sur les questions d’ethnie et de justice sociale, s’intéressant aux pratiques discriminatoires qui régissent la planification urbaine – ce qu’on appelle le redlining¹, quand les zones sont divisées entre quartiers riches et quartiers pauvres et que ces considérations sont intégrées dans l’aménagement du territoire. Beaucoup d’architectes estiment ne pas avoir de pouvoir sur ces manières de faire, mais je pense que l’environnement bâti renforce nombre de ces constructions sociales en les rendant « physiques ».
L’architecture peut-elle donc devenir un outil de résistance ?
James Shen : Nous avons beaucoup appris des quartiers urbains où règne une grande « informalité », à l’instar des quartiers de Pékin et de Shenzhen où sont implantés nos bureaux. Cette informalité semble plus facile d’accès en Asie. Notre perception de la Chine comme pays autoritaire est en fait très différente lorsqu’on est sur place : des gens « enfreignent les règles » un peu partout, en décidant de la manière dont ils/elles s’approprient l’espace public. Rien de criminel : ce sera, par exemple, une personne qui construira un petit stand pour vendre des jus de fruit sans licence commerciale. Chacun·e est très créatif·ve. Il y a beaucoup d’énergie derrière ce type d’activité informelle, et cela crée une ville très vivante. On accepte dans une certaine mesure que les gens enfreignent les règles parce qu’ils/elles travaillent dur et qu’ils/elles améliorent notre environnement tout en cherchant à améliorer leurs propres conditions de vie.
Je trouve ce genre de démarche très inspirante, car elle permet de souligner ou d’identifier les lieux où la réglementation nous fait défaut. Bien souvent, la présence de constructions informelles correspond à une rupture, à un échec des pouvoirs publics ; c’est dans ces cas de figure que les gens se mettent à résoudre les problèmes par eux-mêmes. Et c’est là que nous, architectes, pouvons nous dire : « Tiens, voici peut-être une situation dans laquelle je pourrais me rendre utile. »
Cette souplesse à l’égard de l’informalité pourrait-elle se reproduire aux États-Unis ?
James Shen : C’est moins probable, car les États-Unis forment une société hautement bureaucratique, en particulier pour ce qui concerne l’environnement bâti – à tel point que nous traversons l’une des plus grandes crises du logement au monde. Nous figurons également dans la liste des pays où les inégalités sont les plus marquées, bien plus qu’en Europe ou en Asie – y compris en Chine, où la situation s’est nettement améliorée depuis les années 1970. À mon sens, ces inégalités sont la véritable cause de cette élection, et elles sont intimement liées aux conditions de vie et à l’éducation de la population.
Cependant, on peut observer certaines formes d’« informalité », qui révèlent des défaillances administratives et qui conduisent parfois à des solutions constructives. Par exemple, les ADU (ou unités d’habitation annexes)² ont quelque chose de très informel. Il y a quelques années, à Los Angeles, beaucoup de gens se sont mis à en construire dans leur jardin. Ces constructions n’étaient pas autorisées, elles n’étaient pas légales, mais elles remplissaient des zones entières parce que les gens en avaient besoin. Beaucoup de ceux qui ont fait construire une ADU étaient de nouveaux immigrant·es : avec les allées et venues de la famille sur le sol étatsunien ou encore l’occupation d’une même propriété par des familles multigénérationnelles, le parc de logements des quartiers où vivaient ces communautés était souvent saturé. Aujourd’hui, une grande partie des mesures relatives aux ADU consiste à inspecter les constructions, à aider les gens à améliorer leurs conditions de vie pour que les bâtisses soient conformes au règlement – bref : à légaliser ce qui, à l’origine, n’était pas légal.
Comment les architectes peuvent-ils/elles accompagner les communautés les plus vulnérables face à la crise du logement ?
James Shen : Il est frappant de constater que les architectes ne peuvent pas travailler directement avec les personnes qui utilisent leur architecture, en particulier lorsqu’il s’agit de personnes appartenant à des classes sociales inférieures. Il me serait sans doute très facile d’entreprendre une étroite collaboration avec un·e client·e désireux·se de construire une grande maison privée, mais pourrais-je travailler de près avec un·e client·e qui demande une toute petite maison dans un quartier menacé ou en déshérence ? C’est un aspect très difficile de notre travail. Nous sommes très limité·es par ce type de modèle client·e/consultant·e. Cela détermine les types de projets que nous réalisons, et, dans un monde de plus en plus marqué par la privatisation, il est très difficile de remporter des projets publics – qui sont d’ailleurs souvent très largement subventionnés par le secteur privé. Cette tendance va dans le sens d’une pratique architecturale à rebours de la « vraie vie ».
Il est impératif que nous expérimentions autour de nouveaux types de projets, que nous démontrions qu’une autre architecture est possible pour permettre aux populations vulnérables d’espérer pouvoir compter sur des modèles alternatifs. N’est-ce pas là le rôle des « créatifs » ? En tant qu’architectes, nous pouvons le faire physiquement, en grandeur nature, dans des lieux existants. Il existe en effet de nombreuses façons de « tester » un bâtiment, par exemple en investissant un édifice abandonné ou en activant un terrain vague. À l’échelle urbaine, le défi consiste plutôt à rassembler les gens en créant des lieux de rassemblement ou en organisant des événements fédérateurs. Que l’on soit dans des régions rurales ou urbaines des États-Unis – et rappelons que cette élection porte notamment sur la fracture entre les électeur·ices des villes et des campagnes –, il est crucial d’identifier les lieux susceptibles de réunir les gens par-delà ces clivages, de définir des programmes permettant de co-construire un avenir commun. Encore une fois, il nous faut faire preuve d’une plus grande capacité d’adaptation. Nous devons trouver le moyen d’être innovant·es et inventif·ves dans nos stratégies territoriales, mais aussi dans la définition de solutions bâties innovantes et créatives. Il sera difficile d’y parvenir sans le soutien des pouvoirs publics… mais je pense que l’informalité a encore beaucoup à nous apprendre.
¹ Le redlining est le fait de « délimiter les quartiers en fonction de la race des résidents pour les priver de ressources et d’opportunités, ce qui a pour effet de racialiser la pauvreté dans les villes à travers les États-Unis » selon Environment and Health Data Portal, City of New York, « A Brief History of Redlining ». [A consulter en ligne : https://a816-dohbesp.nyc.gov/]
² Une AUD (Accessory Dwelling Unit, ou unité d’habitation annexe), est une « petite unité d’habitation résidentielle indépendante située sur le même terrain qu’une maison individuelle. […] Les AUD peuvent consister en des parties converties de maisons existantes, en extensions de maisons neuves ou existantes, en de nouvelles structures annexes autonomes ou en parties converties de structures annexes autonomes existantes. » selon la définition des « Accessory Dwelling Units » donnée par l’American Planning Association. [A consulter en ligne : https://www.planning.org/]
En 2021, AA consacrait un numéro sur les États-Unis, toujours disponible sur notre boutique en ligne.