Rotor s’expose à Bruxelles
À Bruxelles, l’exposition Rotor. Entangled Matter est visible au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles jusqu’au 12 janvier 2025. Pionnier du genre, le collectif belge Rotor a mis le réemploi au cœur de sa réflexion, notamment avec le lancement, en 2016, d’une filiale dédié, Rotor DC. Entretien avec Michaël Ghyoot, architecte, membre de Rotor et co-commissaire de l’exposition.
Propos recueillis par Ethel Halimi
Que cherchez-vous à mettre en lumière à travers cette exposition ‘Rotor. Entangled Matter’ ?
Michaël Ghyoot : L’exposition fait partie d’un projet de recherche au sein de Rotor : elle permet de prendre du recul sur le travail de Rotor et de le mettre en perspective, dans une réflexion plus large sur l’économie de la production des matériaux. Notre méthode, comme souvent dans nos projets, s’est appuyée sur des visites de sites (entreprises, lieux spécifiques, etc.). Nous apprécions cette approche car elle permet de faire l’expérience de situations tangibles, ancrées dans un contexte précis. C’est aussi une façon de rencontrer les personnes qui travaillent dans ces situations et de mieux comprendre la complexité de leurs pratiques. Vivre l’expérience de visiter des lieux et de chercher à les comprendre permet, selon nous, d’en avoir une vision à la fois plus nuancée et plus ancrée (grounded). C’est une approche complémentaire à un bagage plus théorique.
Pourquoi avoir choisi le film comme médium principal de l’exposition ?
Pour cette exposition, nous voulions permettre aux visiteur·euses de vivre ce type d’expérience, pour des sites qui sont souvent difficiles d’accès au commun des mortels. Le film nous a semblé un médium adéquat pour ceci. C’est également pour ces raisons que nous avons approché spécifiquement le duo Bêka & Lemoine, dont nous connaissions la sensibilité et la justesse du regard. Leur attachement à l’humain apporte une dimension très intéressante aux films. Les films sont présentés dans une scénographie qui s’attache à permettre l’expérience immersive tout en orchestrant une forme de dialogue entre l’ensemble des films et les travaux de Rotor qui sont également présentés dans l’exposition.
Selon quels critères avez-vous choisi les sites filmés ?
Notre intérêt s’est porté sur des situations que nous avons décrites comme « entremêlées » (entangled). Nous empruntons cette notion à des travaux menés en anthropologie. Pour faire bref, elle désigne des rapports d’interdépendance – par exemple, entre des organismes vivants, comme dans les travaux de Anna Tsing sur les champignons matsutake. Pour notre part, nous étions intrigués par des rapports d’interdépendance qui se sont tissés au cours de l’histoire industrielle entre des flux de matériaux : ce que l’historien Jean-Baptiste Fressoz désigne comme « l’écheveau infini des symbioses matérielles » (Jean-Baptiste Fressoz, Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Paris : Seuil, 2024, p. 326).
Au-delà de l’interdépendance des flux de matériaux, il est rapidement apparu que les situations que nous explorions soulevaient également des enjeux récurrents, qui résonnaient avec des préoccupations qui nous sont chères. Parmi celles-ci, on peut mentionner les questions suivantes : comment le processus économique forme-t-il (ou déforme-t-il) le territoire ? Par quelles mains, par quels outils, par quelles actions la matière est-elle mise (ou remise) en circulation ? Que représentent les quelques milliers de tonnes que le secteur du réemploi parvient à récupérer face aux millions de tonnes déplacées annuellement par de gros flux industriels très communs (sable, ciment, terres, débris de démolition et autres sédiments) ? Quel est l’avenir d’infrastructures qui ont atteint un tel niveau de complexité et une telle échelle ? Sont-elles vouées à grandir sans cesse ou bien des trajectoires d’infléchissement et des logiques de fermeture et/ou de reconversion sont-elles possibles ?
Nous voulions également parler de la relative proximité de ces activités. Nous sommes conscients que ce choix se fait au détriment d’une réflexion sur les rapports Nord-Sud dans l’extraction des matériaux – un sujet qui nous semble par ailleurs absolument nécessaire à investiguer. Il nous semblait cependant intéressant de montrer la présence de l’activité économique dans des contextes proches. D’un point de vue pratique, c’était aussi plus facile à organiser. Finalement, nos choix ont été guidés par la bonne volonté des entreprises qui se sont prêtées au jeu de contribuer à nos enquêtes et d’accueillir sur leur site une équipe de cinéastes. Nous leur en sommes très reconnaissant·es !
Pouvez-vous nous donner un exemple ?
Nous sommes fascinés par une anecdote que nous a raconté un revendeur de serres horticoles aux Pays-Bas lors d’une visite de son entreprise il y a quelques années. Son activité subit de plein fouet les effets du changement climatique. En effet, en raison de l’intensité des tempêtes de grêle, le verre des serres anciennes ne répond plus aux exigences locales. De plus, son activité est indirectement touchée par de nouvelles politiques européennes, qui semblent avoir impacté certains débouchés des serres de seconde main en favorisant l’achat d’équipement neufs. Cet exemple très précis fait apparaître combien les pratiques de récupération dépendent aujourd’hui de facteurs complexes. Il incarne de façon tangible des enjeux contemporains qui, autrement, pourraient rester quelque peu abstraits. Ce sont également ces facteurs qui permettent de comprendre pourquoi le flux des serres hollandaises de récupération s’étend aujourd’hui jusqu’à des pays plus éloignés.
Vous parlez d’une difficulté à « standardiser le réemploi à grande échelle ». Quelles sont les solutions qui, selon vous, permettraient de généraliser le réemploi ?
Nous voyons un enjeu important à réfléchir à la façon de penser et de formuler des scénarios pour le futur des pratiques de réemploi. Nous croyons bien sûr à l’intérêt que celles-ci se généralisent d’une certaine manière – c’est d’ailleurs un axe important de nos projets depuis plusieurs années. Il nous semble cependant nécessaire de réfléchir justement à la manière d’envisager cette généralisation. Nous voyons deux grands écueils dans les débats actuels sur la question.
Le premier écueil est lié au fait qu’aujourd’hui, le futur du réemploi est largement pensé sur le registre relativement classique du développement capitaliste industriel. En témoigne l’usage de termes tels que scale-up, standardisation, urban mining, etc. En filigrane, l’image qui se dessine ici est celle d’un champ concurrentiel dans lequel quelques entreprises se développeraient de façon importante, pour assurer la récupération d’une quantité croissante de matériaux. Ce développement est souvent envisagé comme s’accompagnant d’investissements conséquents pour mécaniser et automatiser la préparation des matériaux au réemploi – condition nécessaire pour augmenter significativement les flux et rencontrer ainsi la demande en matériaux du secteur de la construction.
Il nous semble pourtant qu’il y a d’autres voies possibles. On pourrait par exemple s’inspirer davantage de la structure du secteur existant du réemploi, qui se compose d’un nombre élevé de micro et petites entreprises, souvent familiales. Certaines sont parfois équipées de machines mais celles-ci restent en général à une échelle semi-industrielle. Cela permet à ces entreprises de garder l’agilité nécessaire pour s’adapter à des contextes fluctuants. Il y a évidemment des formes de concurrence entre ces entreprises qui opèrent dans des conditions de marché assez classiques, mais on peut aussi voir ici et là des formes de symbiose. Par exemple, des entreprises qui joignent leurs efforts et leurs compétences pour répondre à une grosse commande. De tels processus pourraient être renforcés. On aurait alors une image qui serait plus proche d’une forme de « prolifération » : non pas l’accroissement de deux ou trois acteurs mais plutôt une densification générale du maillage d’entreprises avec des profils et des activités complémentaires.
Le second écueil est le suivant : il nous semble nécessaire d’envisager le développement des pratiques de réemploi en parallèle à une discussion sur la réduction de certains flux de matière. Récupérer quelques pourcentages de matériaux en plus lors d’une démolition ne solutionnera pas grand-chose si, par ailleurs, le rythme général des démolitions tend à s’accélérer (ce que suggèrent les statistiques sur la production des déchets de démolition en Europe). Comme on le dit en néerlandais, cela revient à « passer la serpillère avec le robinet ouvert » !
Aujourd’hui, les initiatives « vertueuses » (ou, du moins, pouvant être considérées comme telles sur le plan environnemental) sont soumises à des pressions à la croissance. C’est le cas des activités de récupération des matériaux mais aussi pour la production de matériaux biosourcés à faible impact environnemental. Il y a pourtant des risques qu’une croissance trop rapide et une standardisation trop poussée de ces activités entraîne des effets rebond indésirables (par exemple, des formes de gaspillage). Pourquoi n’y a-t-il pas une pression équivalente pour pousser des activités plus nocives à ralentir, voire à s’arrêter ?!
Selon vous, quelles sont les limites du réemploi ?
Le réemploi est un formidable prétexte pour questionner la façon dont est organisé le secteur de la construction. Intégrer le réemploi dans une démarche de projet oblige en effet à ouvrir de nombreuses « boîtes de Pandore » qui sont relativement peu discutées : comment organiser différemment les marchés publics, comment repenser le financement d’un projet, comment revoir la division du travail entre les différents métiers de la construction, comment adapter les méthodes de conception, etc. ? Plus largement, le réemploi pose également des questions de société, notamment en questionnant nos goûts, notre rapport à la consommation, notre rapport à l’histoire et à l’altérité, notre rapport au travail manuel, notre rapport à l’innovation, etc.
Poser ces questions soulève bien sûr de nombreuses difficultés pratiques mais, à la clé, nous pensons qu’elles ouvrent aussi à de potentiels changements dans la façon de pratiquer l’architecture et d’aménager l’environnement bâti – des changements nécessaires pour répondre de façon plus adéquate aux enjeux écologiques et sociaux. Le réemploi touche peut-être ses limites lorsqu’il cesse de poser ces questions, lorsque que son potentiel critique s’émousse au profit d’une dilution dans le business-as-usual. Nous sommes toutefois confiants qu’il y a d’autres vecteurs qui permettent de garder ces questions vivantes et de continuer à expérimenter d’autres façons de faire.
Exposition Rotor. Entangled Matter Du 15 octobre 2024 au 12 janvier 2025 Bozar, Palais des Beaux-Arts de Bruxelles Pour en savoir plus sur l'exposition, rendez-vous sur le site du musée.