Les structures singulières des JO
La cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris 2024, qui s’est tenue le 26 juillet dernier, a battu les records d’audience : au total, 360 000 spectateurs et spectatrices ont investi les bords de Seine spécialement aménagés pour l’occasion, notamment par le bureau d’ingénierie et d’architecture C&E ingénierie. Dans un article publié sur LinkedIn le 28 juillet 2024, l’architecte et ingénieur Jean-Marc Weill, directeur de C&E, revient sur le travail d’ingénierie des structures derrière la cérémonie. AA reproduit ici ce spectaculaire récit.
La cérémonie d’ouverture des JO 2024, une expérience d’ingénierie des structures singulières
Jean-Marc Weill Architecte et ingénieur
Pendant seize mois, C&E ingénierie avons participé au développement du projet de Thomas Jolly au sein des équipes de Paname 24 [association de cinq grandes agences de production événementielle françaises (Auditoire, Havas Events, Ubi Bene, Obo, Double 2), chargée de la production exécutive de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris 2024. NDLR]. Durant cette préparation, nous avons été confrontés à plusieurs défis.
Comment installer du public sur le pont au Change et le pont de la Tournelle en s’assurant de la solidité de ces ouvrages datant du xixe et xxe siècle, ou le long de la Seine quai du Gros Cailloux, sur la rive gauche, aux abords du pont des Invalides ? Comment accrocher sur le parapet en pierre du pont d’Austerlitz le décor indiquant le point de départ du cortège ? Ou encore, comment installer le groupe Gojira sur des plateformes en encorbellement depuis les façades de la conciergerie ; la garde Républicaine et Aya Nakamura sur la passerelle des Arts – en s’assurant de l’absence de risque de mise en résonance de l’ouvrage de franchissement ; un spectacle lumière sur la passerelle Debilly qui a peu de rigidité transversale, ou enfin le développement structurel du design des ailes de colombe, du pont Saint Louis à la Tour Eiffel ?
Une recherche historique s’est imposée. La redécouverte de l’épure de Méry (du nom de l’ingénieur qui la développa au XIXe siècle) nous a permis d’évaluer la stabilité de la voûte maçonnée pour le pont de Change. En effet, il fallait trouver la profondeur de remblais de diffusion des charges au-dessus de la voûte, pour tester la sensibilité des arcs en pierre à l’impact de charges ponctuelles correspondant à l’installation de gradins. Nous nous sommes replongés dans l’Histoire avec les premières règles de béton armé pour réaliser l’analyse du pont de la Tournelle et nous avons réexploré les anciens codes de calcul de charpente métallique pour l’analyse dynamique de la passerelle des Arts et de la passerelle Debily – ces analyses ont par ailleurs été consolidées par des essais grandeur sur site.
Les tests réalisés ont aussi concerné l’analyse du comportement des quais recevant les gradins en bord de Seine pour consolider notre analyse et trouver la distance minimum pour implanter les tribunes sur le secteur dont nous avions la charge. Nous avons positionné 80 tonnes correspondant à la descente de charges et observé les tassements pendant 6 heures.
Grâce à la documentation technique historique, fournie par la formidable base documentaire de l’École Nationale des Ponts et Chaussées (ENPC) et des archives de Paris, nous avons retrouvé la nature des pierres et des joints du pont de Change, les plans d’exécution et les photos de chantier d’époque du pont de la Tournelle.
Ci-dessous : photo de chantier du Pont de la Tournelle. Pas de ferraillage a la clé. C'est l'effort de compression de l'arc qui annule le moment à la clé. ; il s’agit d’un album photo inédit pas encore catalogué
Trois anecdotes révélatrices du processus de conception et de réalisation en temps réel.
À quelques semaines de la cérémonie d’ouverture, il a été nécessaire de reprendre le calcul à la clé de l’arc en béton du pont de la Tournelle (réalisé entre 1924 et 1928). Le patrimoine photographique mis à jour à l’ENPC montre l’absence de continuité du ferraillage au niveau de la clé de l’arc en béton. C’est l’effort de compression dans l’arc qui annule le moment à la clé. Doit-on faire confiance au simple effort de compression, ce que le calcul théorique et l’usage de l’ouvrage confirment ? La présence de spectateurs sur le pont brouille notre capacité à prendre de la distance. Un échange avec Victor Davidovici (Dynamique Concept) s’est alors imposé. Lorsque nous sommes arrivés sur le pont, au démarrage de l’installation des gradins, cette découverte hantait nos esprits.
Trois semaines avant la cérémonie nous mettons la main sur un leg de la petite fille de l’ingénieur du pont de la Tournelle : des aquarelles constituant le dossier d’exécution des ouvrages. Une zone d’ombre se dissipait soudain. La petite travée côté rive droite du pont de la Tournelle était un arc en béton formant culée, et non le résidu de l’arc en pierre du pont démoli. Cette découverte, qui résultait des investigations obstinées de Guillaume Saquet, est une précieuse trouvaille. Cette dernière a levé une incertitude sur la nature de l’arc en plein cintre qui nous empêchait de valider l’aménagement des gradins sur cette partie de l’ouvrage. Avec ces documents, nous avons pu mener un calcul qui restait bloqué depuis de longues semaines.
Il restait une incertitude sur le Pont au Change (reconstruit entre 1858 et 1860 sous le règne de Napoléon III) ; la définition de la hauteur dur remblais qui est un déterminant essentiel pour diffuser les charges ponctuelles résultant de l’impact des échafaudages sur le tablier. Cette valeur était essentielle pour sécuriser l’analyse compte tenu des incertitudes sur la géométrie de l’arc, l’état des joints, la nature de la pierre (toutes ces informations recueillies dans des annales datant du XIXème siècle disponibles la encore à l’ENPC).
Ce fut un moment clé du processus. Lors du montage des tribunes nous avons décidé de forer dans le tablier avec une tige de 20 mm de diamètre, positionnée entre les pavés, pour ne rien altérer. Cette investigation a confirmé la profondeur de remblais déduite des plans d’époque et consécutivement validé la hauteur de calage en bois sous les pieds de tribune ainsi que notre analyse à la rupture avec l’outil du SETRA. Julien Jussaume (General Métal Edition) est arrivé sur le site pour nous aider à solutionner cette question. Forer avec une si petite tige sans la casser… un talent certain et une réponse essentielle.
Une question vient à l’esprit : peut-on travailler seul sur un tel sujet si large et ouvert ?
La réponse est non.
Je tiens donc à remercier tout d’abord l’équipe de C&E ingénierie qui s’est très lourdement impliquée sur ce sujet à des moments différents selon les sujets et les demandes (Vincent Barazzutti, Camille Dumetz, Andréa llorens Garcia, Lucie Hascoet, Jeanne le Jossec, Selima Maamouri, Sarah Robinet et Yanni Zhao). Également les équipes de Paname 24 dont le professionnalisme et la bienveillance nous ont permis de réfléchir relativement sereinement dans un contexte extraordinaire.
Les bureaux de contrôle de l’opération, Remi Van Greveline et Anh Dung Nguyen pour Veritas et Emmanuel Granier pour ICE, ont été des interlocuteurs essentiels pour pousser la réflexion et l’analyse. Sébastien Romieux, directeur Technique Géotechnique de Vertical SEA, qui a réalisé une analyse remarquable des soutènements du quai du Gros Cailloux Rive Gauche à partir d’informations partielles, Victor Davidovici de Dynamique Concept qui m’a remis les idées en place lorsque nous nous posions des questions concernant les résultats de nos analyses du comportement de la structure en béton du pont de la Tournelle, croisés avec le retour des archives de l’ENPC, Julien Tanant, ingénieur chez Setec qui a mis à notre disposition le logiciel Voute écrit par le Setra en 1982, un outil essentiel pour consolider notre analyse du pont au Change.
Et comment ne pas nommer Guillaume Saquet, responsable adjoint du pôle Patrimoine et Archives à l’ENPC, auteur d’une base documentaire extraordinaire qu’il a constitué pour nous et qui a permis un remarquable approfondissement de notre travail d’analyse.
Ou encore Julien Jussaume, gérant de l’Entreprise General Métal Edition, qui est venu au débotté nous aider à analyser la profondeur de remblais au-dessus des voûtes du pont au Change.
L’entreprise Infraneo a programmé en quelques jours une campagne d’investigations le long du bord à quai du Secteur Grand Cailloux rive gauche pour comprendre l’ancrage des soutènements, et l’Entreprise GERB France avec qui nous avons fait les tests de mise en résonance de la passerelle Debilly pour calibrer le spectacle artistique.
On ne fait rien tout seul.
Dans ce monde du spectacle vivant que l’architecte Martin Veith (Atelier de l’Echiquier) m’a fait découvrir il y a trente ans maintenant et où l’ancien ingénieur en chef de Veritas, monsieur Christian Lapeyre, m’a formé, un travail technique réussi est un travail qui sait s’effacer pour laisser toute sa place à l’expression artistique.
Nous nous sommes donc tous retirés le 26 juillet au soir pour redevenir des spectateurs émerveillés (quoique stressés), comme tant d’autres.
La cérémonie d’ouverture des JO 2024, une expérience d’ingénierie des structures singulières
Projet : Structures pour la cérémonie d’ouverture des JO 2024, le long de la Seine
Livraison : fin juillet 2024
Chargé de la production exécutive de la cérémonie : Paname 24
Bureaux de contrôle de l’opération : Veritas (Remi Van Greveline et Anh Dung Nguyen) et ICE (Emmanuel Granier)
C&E ingénierie : Vincent Barazzutti, Camille Dumetz, Andréa llorens Garcia, Lucie Hascoet, Jeanne le Jossec, Selima Maamouri, Sarah Robinet, Jean-Marc Weill et Yanni Zhao
Bureaux d’ingénieries et entreprises associées : Vertical SEA (Sébastien Romieux), Dynamique Concept (Victor Davidovici), Setec (Julien Tanant), General Metal Edition (Julien Jussaume), Infraneo, GERB,
Responsable adjoint du pôle Patrimoine et Archives de l’École Nationale des Ponts et Chaussées : Guillaume Saquet