Design

Autour de l’art, la géopolitique du sentier

Depuis 2016, Fred Sancère et l’association qu’il dirige – Derrière Le Hublot, un théâtre « sans murs » mais tout de même scène conventionnée d’intérêt national – invitent artistes, architectes et designers à ponctuer les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle d’une « collection d’œuvres d’art refuges » intitulée Fenêtres sur le paysage.
À l’occasion de la livraison, à Queyrières (Haute-Loire), de la dernière œuvre de cette collection hors-norme – Suchaillou de Constance Guisset – AA est allé à la rencontre de Fred Sancère et des bonnes âmes qu'il réunit le long de ce sentier séculaire, désormais promenade artistique autant que spirituelle.

Guillaume Ackel
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© Vincent Leroux

C’est en suivant les balises du sentier de grande randonnée n° 65 (GR65), sur un tronçon de 851 km de chemin reliant Genève au Pays Basque, que pèlerins et simples promeneurs peuvent aujourd’hui découvrir les sept premières œuvres de cette collection particulière, implantées tour à tour sur un site remarquable, tous les 15 à 25 km environ. Le temps d’une nuit ou d’une pause, dans un refuge ou sur un banc, pour « ceux qui regardent passer ceux qui marchent »… En juillet 2021, la journaliste Annabelle Martella, dans un article présentant la collection paru dans Libération, se référait à juste titre aux Notes pour un coquillage de Francis Ponge – 27e poème du recueil Le Parti pris des choses paru en 1942 : « Je ne sais pourquoi je souhaiterais que l’homme, au lieu de ces énormes monuments qui ne témoignent que de la disproportion grotesque de son imagination et de son corps […], sculpte des espèces de niches, de coquilles à sa taille, des choses très différentes de sa forme de mollusque mais cependant si proportionnées […], que l’homme mette son soin à créer aux générations une demeure pas beaucoup plus grosse que son corps, que toutes ses imaginations, ses raisons soient là comprises, qu’il emploie son génie à l’ajustement, non à la disproportion, — ou, tout au moins, que le génie se reconnaisse les bornes du corps qui le supporte. » Dans cette pensée peut être contenue toute la poésie de la collection d’œuvres-refuges Fenêtres sur le paysage.

Essai transformé

Point de départ temporel plus que géographique : Super-cayrou, un refuge imaginé par les architectes du collectif Encore Heureux (portrait des architectes à lire dans le n°452 d’AA) et réalisé par une équipe d’artisans bâtisseurs spécialistes de la pierre sèche, dirigée par Vincent Caussanel. Le terrain n’est pas neutre : la colline de Pech Laglaire à Gréalou, sur laquelle est implanté le refuge, est bien connue de Nicola Delon, l’un des cofondateurs de l’agence d’architecture, natif de la région. L’œuvre est une modeste construction qui, par l’élégance de son dessin, la justesse de son orientation, la précision de sa construction épouse sans heurt le paysage et offre à ses hôtes le confort rudimentaire d’un refuge et l’émerveillement simple de l’expérience du beau. À sa livraison en 2020, l’édicule connaît vite un succès populaire et médiatique ; pour Fred Sancère et l’association Derrière Le Hublot, il est l’objet témoin, le démonstrateur idéal pour la poursuite de la collection Fenêtres sur le paysage. « Après avoir vu Super-cayrou, tout le monde a voulu la même chose », se souvient le directeur.

« Des espèces de niches »

Les élus des autres communes hôtes pour la collection Fenêtres sur le paysage se laissent finalement séduire par d’autres propositions : de 2021 à 2024, cinq autres « œuvres d’art-refuges » voient le jour : une caverne dorée imaginée par l’artiste Abraham Poincheval, une cabane en bois de récupération dessinée par l’architecte Elias Guenou, une citerne-lit co-conçue par Encore Heureux, encore eux, en collaboration avec Fred Sancère, une coque de bateau renversé couverte de 8 000 coquilles Saint-Jacques par l’architecte-plasticienne Sara de Gouy et une cabane-promontoir imaginée par les artistes néerlandais du collectif Observatorium.

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Fred Sancère et Constance Guisset © GA
Les pierres qui chantent

À l’été 2024, une septième fenêtre s’ouvre sur un paysage de Haute-Loire, à Queyrières. La designeuse Constance Guisset sème, à son tour, un caillou le long des chemins de Saint-Jacques de Compostelle ; ou plutôt un « suchaillou ». Avant de se pencher sur la langue occitane pour décrypter ce curieux nom, revenons sur la genèse de cette œuvre, qui se déroule en 2022 à Paris, dans le studio de Constance Guisset. C’est en discutant avec l’une de ses collaboratrices, native de la région Occitanie, que la designeuse découvre avec grand intérêt le projet artistique mené par Fred Sancère. Sans hésiter, elle entre en contact avec ce dernier, rendez-vous est pris. Si chaleureux et passionné soit-il, Fred Sancère tient à juger de la sincérité des artistes avec qui il travaille, avant d’embarquer à deux dans une aventure au long cours – la bonne conduite de chaque projet reposant essentiellement sur la qualité des relations humaines et des échanges entre les parties prenantes de chaque projet (élus locaux et artisans notamment). Le test de compatibilité réussi haut la main par Constance Guisset, le projet est lancé. Restait à trouver le site sur lequel serait implanté l’œuvre. Là encore, le bouche-à-oreille fait son œuvre, c’est un adjoint au maire de la commune de Saint-Julien-Chapteuil qui entre en contact avec Fred Sancère et lui propose de réfléchir à l’implantation d’une nouvelle œuvre-refuge dans son territoire. Après plusieurs visites de repérages avec la designeuse, un site rattaché à la commune voisine, Queyrières, est retenu.

À 1 250 mètres d’altitude, dominant la vallée, balayé par le vent, le col de Raffy offre une vue imprenable sur les merveilles de la géologie locale : les sucs. Des dômes formés par l’activité d’anciens volcans de type péléen, c’est-à-dire sans cratères, apparus il y a près de 12 millions d’années. Ces sucs ont immédiatement inspiré la designeuse qui a choisi de modeler son refuge en forme de suc miniature, un petit suc donc, soit un « suchaillou » en occitan – nous y voilà.

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© Vincent Leroux

Avec l’aide de sa collaboratrice architecte Rose Deslandes, du maire de Queyrières Jean-Pierre Sabatier, du murailler François-Christophe Januel et de la solidarité locale, Constance Guisset a œuvré, pendant plusieurs mois, à la construction de Suchaillou. Le refuge est construit en phonolites du Pertuis, une roche magmatique locale, assemblées à sec selon la tradition vernaculaire. La phonolite, comme son nom l’indique, est une roche qui émet un son clair et presque métallique lorsqu’on la frappe avec un marteau (la designeuse Constance Guisset avait déjà utilisé cette roche pour un xylophone en pierre qu’elle avait imaginé pour la Philharmonie des enfants, à Paris en 2021). Lorsqu’un mur en phonolite est érigé, les muraillers, pour consolider la structure, font peser au sommet des masses importantes, et chaque pierre se tasse, se cale et, une à une, fait « chanter » le bâti.

L’ensemble a nécessité quelque 300 tonnes de pierres dont une partie récoltée directement par monsieur le Maire auprès d’habitants de la région souhaitant se débarrasser de leur lourdes toitures de lauzes – coûteuses et difficiles à entretenir, elles sont malheureusement remplacées petit à petit pour des solutions plus contemporaines.

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© Vincent Leroux

Suchaillou est le résultat d’une étroite collaboration entre l’artiste et l’artisan. Si Constance Guisset a en tête un design relativement précis, les artisans se réservent une part du dessin. Par exemple, le murailler François-Christophe Januel raconte que la pierre ronde utilisée pour intégrer un robinet dans le mur est une pierre qu’il gardait chez lui depuis plusieurs années dans l’espoir de trouver un jour le bon endroit pour la placer. À l’inverse, lorsque Constance Guisset discute avec ce dernier de la hauteur de la voûte, le murailler est sceptique – les constructions en pierres sèches sont traditionnellement basses. Mais il aura fini par se laisser convaincre et aujourd’hui, il dit à qui veut l’entendre qu’à l’intérieur de Suchaillou, « c’est du gothique flamboyant ».

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© Vincent Leroux

Gong et vasque sculptés par Lucie Delmas, table d’orientation gravée par Jean-Pierre Julien

La géopolitique du sentier

La visite de Suchaillou, la rencontre avec sa conceptrice, ses bâtisseurs et ses bienfaiteurs, met en lumière l’autre enjeu d’un projet tel que Fenêtres sur le paysage : la géopolitique du sentier. La voie française du GR65 traverse essentiellement des villages, et « les communes du chemin sont attentives les unes aux autres sans nécessairement être liées » précise Fred Sancère. Or, le long des 851 kilomètres du tronçon le long duquel sont implantées les œuvres d’art-refuges, les interrogations sont les mêmes : à qui profiteront les retombées liées à l’attractivité touristique ? Quelle commune aura les ressources nécessaires à l’entretien des œuvres ? En attendant les réponses chiffrées, parcourons, avec Fred Sancère, un chemin semé de bonnes âmes et d’idées simples : l’accueil, l’hospitalité, la contemplation.


Rendez-vous sur le site www.derrierelehublot.fr pour suivre l’évolution de la collection Fenêtres sur le paysage. L’œuvre-refuge Castrum imaginée par Mariana de Delàs et Gartnerfulgen Arkitekter a récemment été inauguré à Saint-Alban-sur-Limagnole. L’architecte Manuelle Gautrand est actuellement en train de concevoir l’œuvre n°12, à Bessuéjouis (les premières esquisses de l’œuvre sont publiées dans un article consacré à l’architecte paru dans le n°462 d’AA).

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