Livres : La Tâche de l’architecte, Franco Mancuso
Revue de l'ouvrage La Tâche de l'architecte, de Franco Mancuso (Éditions Conférence, Trocy-en-Multien, 2022) par Chiara Barattucci, architecte et urbaniste, professeur contractuel à l’Université Polytechnique de Milan.
Ce volume imposant de 841 pages, dont l’auteur est le professeur et architecte urbaniste vénitien Franco Mancuso, rassemble 45 essais déjà publiés en Italie depuis plus de cinquante ans. Il s’agit d’un recueil d’écrits divers – conférences, séminaires, fragments de livres, récits de voyage – qui révèlent le long et riche voyage intellectuel, universitaire et professionnel de l’auteur. Pour présenter ses idées et ses réflexions, il est intéressant de rappeler qu’au milieu des années 70 du siècle dernier, Henri Lefebvre a été invité à donner une conférence à l’Université IUAV de Venise où il a été accueilli et hébergé par l’auteur de ce livre. Cette rencontre a été fructueuse : elle a permis de consolider les relations entre Henri Lefebvre, Franco Mancuso lui-même et son professeur, l’architecte urbaniste Giancarlo De Carlo, qui a ainsi décidé de publier en Italie la revue Spazio e Società. Cet épisode est également utile pour comprendre le rôle essentiel que l’auteur accorde à la dimension sociale de l’architecture et de l’urbanisme.
Pour Franco Mancuso, la tâche de l’architecte et la mission de l’urbaniste résident dans la mise en forme des lieux de vie des habitants, favorisant leur appropriation et transformation continues des espaces. Dans la préface du livre, le philosophe Christophe Carraud, traducteur et éditeur de l’ouvrage, souligne que l’auteur attache une grande valeur à l’espace public comme bien commun, ainsi qu’à la qualité des projets pour enrichir l’espace du quotidien selon différentes relations spatio-temporelles. Dans ses notes introductives, Franco Mancuso souhaite plutôt préciser l’importance qu’a pour lui la relation indissociable entre l’enseignement universitaire et la profession libérale d’architecte pour l’élaboration de projets soigneusement contextualisés. Cependant, il est important de préciser qu’il ne s’agit pas d’un livre des projets de l’auteur : en fait, ils n’apparaissent presque pas, sauf en tant qu’expériences dont on peut déduire des réflexions et des suggestions pour orienter le projet architectural-urbain.
Dans l’ouvrage, les textes sont organisés suivant quatre «affinités thématiques plus que chronologiques» qui donnent les titres à quatre chapitres: 1. Entre architecture et urbanisme (p.3-281) ; 2. Ce qu’enseignent les villes (p.282-482); 3. La leçon de Venise (p.483-676); 4. Sur les places d’Europe (p.679-800). Le premier chapitre rassemble divers textes qui évoquent l’importance d’intégrer les compétences de l’architecture et de l’urbanisme et qui comprend à la fois des essais sur l’histoire de l’urbanisme et sur les projets pour la ville de notre contemporanéité. Le texte sur le zonage relie de manière inédite l’introduction et les conclusions du livre du même auteur Le Vicende dello zoning de 1978, sur la naissance et la diffusion de la technique du zoning en Allemagne et aux États-Unis depuis la fin du XIXe siècle.
Les origines de l’urbanisme moderne dans l’expérience municipale, entre 1920 et 1940, est le sujet développé dans un autre article, en relation à deux villes européennes : Francfort et Amsterdam. Dans un troisième essai historique, Mancuso traite des villes ouvrières en Angleterre de la fin du XVIIIe siècle et en France et en Belgique pendant la première moitié du XIXe siècle, mais en étudiant leurs affinités et leurs différences avec celles de la Région du Veneto: Schio, Valdagno, Piazzola, etc. Les autres écrits, en revanche, partent de ses expériences de pratique professionnelle et d’enseignement universitaire du projet.
Après quelques considérations sur les difficultés politiques de l’architecture en Italie, Mancuso s’y plonge dans les différentes manières de développer un projet d’urbanisme et de design urbain en apprenant par les différents contextes. La relation importante entre architecture, urbanisme et paysage est également abordée, ainsi que l’importance du droit à la beauté dans les espaces urbains de la ville contemporaine, en reconnaissant le patrimoine industriel comme une grande ressource pour sa requalification. Les deux derniers essais, en revanche, sont consacrés à son professeur et ami Giancarlo De Carlo, à son projet pour Terni du début des années soixante-dix et à l’importance du réemploi de l’existant.
La deuxième partie du livre rassemble des écrits sur diverses villes. La connaissance approfondie d’Alger de Franco Mancuso se dégage, notamment de son patrimoine historique et des manières de le vivre par ses habitants. On revient en Europe dans un autre écrit de la fin des années 80, dans lequel l’auteur observe attentivement Barcelone, vue par l’Italie comme un laboratoire vivant sur le projet des espaces publics. Les essais qui suivent proposent des descriptions de voyages à Tokyo, Séoul, Pékin : elles mettent en lumière des formes urbaines et des pratiques de vie spécifiques, extrêmement différentes des villes européennes, notamment en raison de l’absence de centres urbains, de places, d’espaces publics pour la vie collective.
Parmi les textes de la seconde partie, après celui consacré à la Chandigarh de Le Corbusier, il y en a aussi un autre, très intéressant, consacré à Jérusalem, à sa lumière et à ses architectures, mais surtout au grand parc urbain de Yad Vashen. Le troisième chapitre du livre est entièrement consacrée à la ville de l’auteur, Venise, suivant différents regards. Certains textes concernent l’école où il s’est formé et où il a enseigné pendant des décennies, l’IUAV (Institut universitaire d’architecture de Venise). Mancuso met en évidence en particulier trois figures qui ont été importantes pour lui et pour l’école elle-même : les architectes urbanistes Giuseppe Samonà et Giancarlo De Carlo et l’historien de l’architecture Bruno Zevi. Deux essais consacrés à la Biennale d’architecture de Venise sont l’occasion de souligner l’importance de dépasser une conception de l’architecture purement artistique et la nécessité de montrer davantage dans le projet ses relations, y compris de tension, avec les sociétés.
Après un article consacré à l’hôpital Venise de Le Corbusier, Mancuso s’intéresse directement aux espaces et à la vie de Venise. Les textes consacrés au vieillissement progressif des habitants de la ville, et donc à l’importance de réfléchir à des projets dédiés à cet âge délicat de la vie, sont particulièrement intenses. Le thème est repris dans un autre essai sur le fait de vivre et mourir à Venise, qui met en lumière l’importance pour les personnes âgées de la dimension publique de la ville. Beaucoup de réflexions de l’auteur contenues dans d’autres textes concernent par contre la relation problématique entre la conception de la nouvelle architecture et le tissu ancien de la ville. Se référant à de nombreux lieux spécifiques de Venise, du quartier Castello à l’île de la Giudecca, la thèse soutenue par Franco Mancuso est que « c’est le nouveau, s’il est conçu avec intelligence, culture et pertinence, qui donne sens à l’ancien ». Deux de ses expériences de projet à Venise, dont l’auteur parle dans un autre article, le couvent de San Lorenzo et le pavillon Coréen aux Jardins de la Biennale, sont des exemples qui montrent comment il a longtemps interprété sa ville avec son regard « projetant ». Mancuso illustre également les compétences techniques que l’on doit avoir pour opérer dans une telle ville, bâtie sur l’eau et caractérisée par des éléments urbains uniques qui doivent être étudiés avec profondeur historique. L’auteur conclut la troisième partie avec une oraison civile pour sa ville, un texte de 2019 qui dénonce les graves problèmes qui mettent en danger la survie de Venise : le dépeuplement continu, le vieillissement de la population, la consommation touristique, les hautes eaux, le passage de grands navires.
La quatrième et dernière partie du livre concerne entièrement ses recherches sur les places européennes. Un essai de 2012 explique les caractéristiques de la place et des espaces publics de la ville européenne, avec sa qualité et sa valeur civique, centre de gravité, lieu par excellence des citadins et des citoyens. L’importance de leur réaménagement pour qu’elles puissent continuer à jouer un rôle dans la ville contemporaine est illustrée par un parcours qui traverse les places réaménagées de nombreuses villes européennes telles que Milan, Paris, Barcelone. Le texte concernant la place dans l’évolution historique de la ville italienne comme lieu de stratifications historiques les plus intenses est fondamental. Les articles suivants, sur la requalification et la revitalisation des places italiennes, écrits en 2011 et en 2018, présentent des projets récents pour leur revitalisation, même comme lieux pour la culture, à Vercelli, Trieste, Bologne, Turin, Rome, Naples, etc. Dans le dernier texte, Mancuso se plonge dans l’explication de son projet pour la grande place de Palmanova, regardée comme l’occasion rêvée d’interpréter et de révéler l’histoire des lieux, mais en relation étroite avec l’importance de la recherche de projet pour offrir une nouvelle qualité de vie.
Le livre se termine par les Références bibliographiques, qui indiquent où et quand les textes originaux en italien ont été publiés. En conclusion, il est important de souligner que tous les textes sont accompagnées par des nombreuses illustrations, fondamentales pour comprendre les projets et les lieux. Un autre aspect à préciser concerne l’actualité du livre : bien que de nombreux textes aient été écrits et publiés depuis de nombreuses années, la pertinence des réflexions pour la compréhension de l’urbain et pour orienter le projet architectural-urbanistique d’aujourd’hui est certaine. Il s’agit d’un volume dont la lecture est aussi très utile tant pour la formation des futurs architectes urbanistes que pour mieux faire connaître en France la culture architecturale et urbanistique italienne.
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