La violence du rebond et la force de l’habitude
Quelle responsabilité de l’architecte une fois le confinement terminé ? Matthieu Poitevin creuse le sujet.
La citadinité a fait de nous des êtres qui ne voient plus que du transparent. Dans notre monde, les murs sont en verre. Le verre est muet. Il ne renvoie que des reflets, des images qui n’existent pas. Dans les maisons de verre, il n’est plus possible de se cacher, plus possible de préserver son intimité. C’est un monde sans secrets. Dans ce monde, pour les enfants, les poissons sont carrés, les steaks sont hachés et nous sommes incapables de mettre une image sur le chant d’un oiseau ; un arbre est un ornement, voire un alibi écologique.
À force de ne plus rien connaître du vivant, l’humanité a fait de la nature une menace, elle qui construit une multitude de rapports sociaux dont nous devrions nous inspirer. Nous avons perdu les chemins du sensible, nous avons amoindri nos sens, confinés derrière nos écrans inertes. Le numérique ne pue pas, il ne sent rien, il ne chante pas, il s’abîme et devient obsolète, c’est tout. Il ne sait même pas pourrir.
Le choix du confinement est un réflexe de peur, de peur de l’autre, de peur de ce qui pourrait advenir, de peur de la nature. Chacun reste cloîtré, préférant sa sécurité à sa liberté. La définition du mot « confinement » est édifiante : on est confiné quand on est malade ; on confine quelque chose d’extrêmement dangereux. Là, on est confiné pour ne pas tomber malade, pour ne pas être dangereux et on l’accepte. C’est le monde à l’envers.
La sémantique gouvernementale est pâle, ridiculement guerrière. Elle n’a pas d’autre objet que de faire peur et d’interdire toute forme de débat. Le parlement vote le plan d’urgence sanitaire mais rejette en même temps le plan de transformation écologique et sociale. Le plus urgent n’est pas de sauver le monde ou les « vieux », mais les apparences. Le monde que ce petit apprenti Napoléon nous prépare est d’une violence inouïe. Il n’a pas pour objectif de prévoir ou d’imaginer un monde nouveau. Il a comme seule ambition de conserver la manne à profit et courir derrière l’Asie.
Pour faire face à la violence du rebond qui se prépare, notre responsabilité d’architecte est de rendre possible de nouvelles expérimentations politiques, de nouvelles manières d’habiter. Il nous faut proposer de nouvelles formes de vie collectives qui inventent les lieux d’une vie possible pour ne pas étouffer. Notre obligation est de comprendre pour agir et tout est fait pour n’y rien comprendre… Dès lors, comment agir ?
La première urgence consiste à se poser des questions essentielles pour trouver un autre modèle.
Comment faire en sorte que les logements ne soient plus des espaces de confinement mais des condensés de liberté ?
La densité de la ville est une obligation pour préserver le plus d’espaces naturels possibles. Mais comment créer une densité urbaine ouverte, douce, mobile, évolutive ?
Comment parvenir à faire évoluer le désir des gens pour que leur envie de liberté et leur soif d’imaginaire soit plus puissants que leur frénésie de sécurité ?
Peut-être cela passera-t-il par l’éducation, par la valeur de l’exemple. Faire pour prouver que l’on peut faire autrement que les modèles de bilans financiers et démontrer que le plaisir et le bien-être n’ont pas de valeur mercantile.
Je suis persuadé que le partage est la clé. Partout où cela est possible, notre responsabilité d’architecte est de proposer des espaces publics volants, comme des tapis magiques. Que l’on puisse les retrouver sur des terrasses, dans des circulations trop larges et plus jamais aveugles, sur des terrasses communicantes, dans des jardins partagés, dans des loggias…
La liberté de nos édifices se trouve dans ce qui n’est pas programmé. Les programmes tuent la vie. Ils sont même conçus pour cela : empêcher le hasard et l’impromptu.
Aucun algorithme, aucune intelligence artificielle ne pourront jamais rivaliser avec l’intuition et la sensation physique d’un lieu. C’est peut-être l’une des premières prise de conscience de cette pandémie : les logiciels ont expiré.
L’habitude nous entraîne à ne plus nous interroger. Nous avions pris l’habitude de foncer dans le mur. Nous avions l’habitude de tous nos excès au détriment du vivant. Nous avions pris l’habitude des trottoirs trop étroits, des métros bondés, des espaces publics sans rien pour s’assoir. Nous avions pris l’habitude des mobiliers urbain sans intérêt, de l’absence de soin donné à ceux qui vivent dehors, sans qu’ils aient ne serait-ce qu’un accès à l’eau. Nous avions pris l’habitude des immeubles au nom ridiculement clinquant mais aux qualités si médiocres. Nous avions pris l’habitude d’accepter que l’architecture soit au service du client au lieu d’être au service du projet …
Tout ça ne doit plus être possible. Plus aucune de ces habitudes ne peut perdurer désormais.
Le « truc » doit nous obliger à changer. À retourner ce qui n’allait pas au profit de ce qui doit être fait. Il doit nous permettre de tout reconsidérer et de mettre le vivant avant le profit. Le bien-être des gens, le bien-être de la société doit passer avant celui des sociétés commerciales. Il n’y plus de contreparties, plus d arrangement possible.
« Dans une avalanche, aucun flocon ne se sent jamais responsable », écrit Voltaire. Nous sommes tous concernés par ce qui va se passer et chacun d’entre nous devra prendre ses responsabilités.
« Tenter, braver, persister, préserver, être fidèle à soi-même, étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait ». Comme ce serait précieux un Hugo en ces temps confinés. Chacun d’entre nous se souviendra de ce moment jusqu’à la fin de ses jours. Non pas parce qu’il dure mais par son intensité. Comment nier la puissance de ce moment pour la transformer en énergie positive ?
Toute notre vie, on nous a appris le cynisme et le renoncement. Combien de fois avons nous entendu qu’il était inutile de croire pouvoir changer les choses. Qui voudra ne pas croire encore que changer est une nécessité !
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Matthieu Poitevin, mars 2020 Le site web de L'Architecture d'Aujourd'hui accueille les propos de tous ceux qui souhaitent s'exprimer sur l'actualité architecturale. Les tribunes publiées n'engagent que leurs auteurs.