Pour une ville suffisamment bonne
Good Enough City vs. Too Smart City,
La ville suffisamment bonne au secours de la ville trop intelligente
Par Gaston Tolila, architecte associé de l’Atelier d’Architecture Tolila+Gilliland et Pascale Jeanneau, psychiatre et psychanalyste.
« Une ville devrait être telle qu’un petit garçon puisse ressentir, en marchant dans les rues, ce qu’il voudra être un jour. »
Louis I. Kahn, « Ce que la ville devrait être », conférence 1974, in Silence et lumière, éditions du Linteau, 1996.
Aujourd’hui, par le développement des nouvelles technologies, nous construisons une ville en mutation que l’on qualifie d’intelligente, la smart city. Ces nouvelles technologies numériques permettent de donner à cette ville les moyens d’apprendre par elle-même, d’accumuler de la mémoire et de raisonner. Nous interagissons de plus en plus concrètement avec cet environnement urbain, depuis notre smartphone, en lien avec les objets connectés, depuis l’échelle privée et intime du logement jusqu’à l’échelle publique de la ville.
En rapprochant ce constat des théories du pédiatre et psychanalyste anglais D.W Winnicott (1896-1971) sur la « mère suffisamment bonne » et sur « l’espace transitionnel », nous proposons un regard transversal sur la question urbaine et son rapport à l’individu, dans sa construction même.
La « mère suffisamment bonne », selon Winnicott, témoigne d’une hyperadaptation aux besoins élémentaires de son bébé, permettant à celui-ci d’avoir l’illusion que ce qu’il crée existe réellement. Progressivement, avec le temps, si la mère est « suffisamment » et non « trop bonne », cette hyperadaptation sera de moins en moins étroite, cette diminution étant fonction de la capacité croissante qu’aura l’enfant de faire face à l’absence de sa mère et de s’adapter lui-même aux frustrations qui en découlent.
Il s’agira de permettre à l’enfant d’investir un espace à distance de sa mère, de se libérer de son emprise sans en être tout à fait détaché. Ainsi l’enfant pourra-t-il expérimenter un espace qui lui sera propre, un espace de création, une aire intermédiaire d’expérience, que Winnicott a qualifié « d’aire transitionnelle. »
Par analogie, la « ville trop intelligente », Too Smart City serait identifiée à une mère « trop bonne » qui viendrait satisfaire les besoins de ses habitants, dans l’immédiateté d’un espace et d’un temps collabés, sans limites et sans différenciations, ignorant ainsi leurs capacités créatrices.
En poursuivant l’analogie, la « ville suffisamment bonne », Good Enough City serait alors celle qui s’adapterait aux besoins de l’individu en réintroduisant, d’une part, du temps entre le besoin et sa satisfaction et, d’autre part, un espace d’expérimentation, lui-même lieu d’éclosion d’un désir propre.
Comment permettre alors aux habitants d’investir cet espace à distance de la ville, de se libérer de son emprise sans en être tout à fait détaché ?
Le recours à la matière sensible, dans cette épaisseur constituée entre l’espace public et l’espace intime, viendrait-il offrir une butée concrète à l’expansion de la ville intelligente ?
Dans la « ville suffisamment bonne », la matérialité du bâti serait en ce sens une expérience sensorielle et sensible offerte au sujet, à l’individu, à l’habitant, lui permettant de s’approprier un espace d’expérience et de création, où il pourrait attendre sans risque et désirer sans déplaisir.
—
Gaston Tolila
Pascale Jeanneau