Architecture

À Londres, place au peuple, avec Urban Radicals

« Et si les structures institutionnelles fermées de Londres devenaient un système horizontal, intégré dans le tissu de nos rues, afin d’ouvrir et d’encourager la participation citoyenne à la construction du futur de Londres et de ses habitant·es ? » Dans le cadre du London Festival of Architecture, qui s’est tenu en juin 2024 à Londres, l’agence d’architecture et de design Urban Radicals a imaginé quatre structures au cœur de la vibrante City de Londres : des tribunes mobiles, un auditorium de rue, une « capsule d’expression » et une table ronde publique… Des plateformes dessinées pour la population de Londres, afin d’encourager le partage d’idées, en dehors des institutions cloisonnées. Retour sur une démarche réussie, qui a vu l’un de ses composants installé de façon permanente dans la capitale anglaise.


Propos recueillis par Yên Bui
© Lorenzo Zandri

De gauche à droite et de bas en haut : les installations Speaker’s Plinths, The Voicing Pod, Roundtable, Assembly.

AA : En tant qu’agence londonienne, que pouvez-vous nous dire sur les politiques architecturales et d’urbanisme de la ville ?

Urban Radicals : Nous ne sommes ni urbanistes ni politicien·nes, mais les changements de la société ont un impact sur nous, en tant qu’architectes et citoyen·nes de Londres. En cette époque agitée, ces changements se reflètent particulièrement sur le bâti et sur le contexte social. En termes d’aménagement, la politique de Londres, comme celle de beaucoup de grandes villes européennes, oscille entre conservation et développement. D’une part, il y a une volonté de préserver la « beauté » patrimoniale, ce qui limite souvent le langage architectural à des questions formelles. D’autre part, le développement est majoritairement conduite par des promoteurs privés, dont la production se traduit par de grands immeubles et des espaces publics peu à peu privatisés.

Assembly, Fleet Street Quarter Business Improvement District, London, 2024 © Lorenzo Zandri

Le pavillon Assembly a été conçu comme un « auditorium de rue », installé aux abords de la bibliothèque Maughan du King’s College de Londres.

Au sein d’Urban Radicals, nous nous intéressons particulièrement à la frontière entre la conservation et la « muséification » des villes – lorsque les environnements urbains deviennent hostiles aux « autres », voire inhabitables, réduits à de simples éléments de décor. Parallèlement à ces questions, nous sommes attentifs à ce que l’étalement de la ville fait à l’architecture : l’emménagement de nouveaux·elles habitant·es génèrent de nouveaux modèles vernaculaires, comme les villes nouvelles. Le projet du gouvernement travailliste, qui souhaite construire 1,5 million de logements en cinq ans, est certes urgent, mais monumental. Il s’agit d’une tâche presque impossible, compte tenu des systèmes et des infrastructures actuels. Nous aimerions être optimistes, et bien sûr impliqué·es dans ce projet, mais nous craignons également qu’il encourage la construction de bâtiments « copiés-collés », de mauvaise qualité, justifiée par leur facilité. Le gouvernement pourrait rassembler différent·es acteurs et actrices de l’innovation dans différentes disciplines (politique, planification, architecture, paysage, ingénierie, matériaux, géographie, culture, anthropologie) qui étudieraient un plan sur le long terme. Pour nous, la durabilité transcende la question du matériel : elle se trouve également dans l’acceptation sociale et la capacité de l’espace à s’adapter à ses usages pour évoluer dans le temps.

Assembly, Fleet Street Quarter Business Improvement District, London, 2024 © Lorenzo Zandri

Assembly est la plus grande des quatre plateformes. Conçue pour accueillir 40 personnes, elle vise à réconcilier les processus de prises de décision démocratiques, généralement confinées dans les bâtiments institutionnels, avec l’ouverture et l’accessibilité permise par la rue.

Sur le plan politique, le passage à un gouvernement travailliste [à la suite des élections législatives de juillet 2024, après 14 ans de gouvernance conservatrice, NDLR], reflète une volonté de la population de construire une société plus solidaire et empathique, en faveur de l’accueil des personnes plutôt que leur exclusion. Elle témoigne également de l’envie de rendre Londres plus vivable pour toutes et tous, non plus réservée à une poignée de privilégié·es, comme cela a été le cas pendant les deux dernières décennies. Ce gouvernement hérite de grands défis, mais le changement d’attitude du public est significatif : plus engagé, celui-ci s’exprime d’avantage sur l’aménagement de son territoire. Pas seulement sur les bâtiments, mais également sur la façon dont ils et elles souhaitent vivre et parcourir la ville.

Londres a une longue histoire liée à la résilience et à l’activisme, depuis les manifestations contre le racisme qui ont donné naissance au carnaval de Notting Hill dans les années 1960, jusqu’aux récentes manifestations de solidarité avec la Palestine et Gaza, qui sont désormais récurrentes. Les Londoniens sont constamment descendus dans les rues pour soutenir l’équité – et ceci en lien avec des notions plus larges comme le respect de l’environnement, la vie en communauté, le respect du déjà-là et du lieu pour arrêter les pratiques extractivistes et empreintes de colonialisme. Nous considérons les rues de Londres comme un espace essentiel à la création d’une démocratie plus active – pour porter la voix des citoyen·nes, pour le rassemblement et la pour une participation citoyenne autour de l’empathie et de la solidarité. Cette conviction façonne notre travail et continuera à focaliser notre attention sur la rue en tant qu’espace physique de connexion et de transformation.

Roundtable, Culture Mile Business Improvement District, London, 2024 © Luke O’Donnovan

Roundtable, un espace de rencontre circulaire fut implanté un mois sur la place de la gare de Moorgate, à proximité du Barbican et du marché de Smithfield.

Comment ces questions ont-elles influencé votre projet pour le London Festival of Architecture ?

Notre imagine un « Parlement alternatif » qui se déroulerait dans la rue, comme un espace dédié à la culture, la démocratie et l’équité. À la place des grands bâtiments institutionnel, totalement inaccessibles ou accessibles à un nombre réduit de personnes, nous avons proposé des interventions à petite échelle, ouvertes à toutes et à tous et plus intimes. Il s’agit d’espaces qui ne se contentent pas d’exister, mais qui participent activement à la vie publique, en encourageant le dialogue, la curiosité et les nouvelles façons de s’approprier la rue.

Roundtable, Culture Mile Business Improvement District, London, 2024  © Lorenzo Zandri © Luke O’Donnovan

La forme de la Roundtable agit tel un carrefour ou un rond-point de rencontre. Conçue comme un lieu de rassemblement pour 12 à 18 personnes, elle invite à partager des repas, des conversations ou simplement à s’arrêter pour observer la ville.

« La rue est une pièce résultant d’un contrat. Une salle commune dont les murs appartiennent aux donateurs. Son plafond est le ciel. » Nous aimons particulièrement cette citation de Louis I. Kahn et l’utilisons souvent dans notre enseignement de premier cycle [dans le cadre du bachelor d’architecture à la University of Westminster. NDLR]. Aujourd’hui, elle nous semble plus pertinente que jamais. Nous cherchons à rouvrir la rue et lui faire retrouver ses anciens attributs, du temps de l’Agora antique. Plutôt que de concevoir un bâtiment fermé, nous avons imaginé un système horizontal et accessible propice au débat public où tout le monde – et pas seulement les architectes, les politiciens ou les urbanistes – sont invité·es à participer.

Prenons l’exemple du Voicing Pod. Placé sous le Lloyd’s Building – le célèbre bâtiment « intérieur-extérieur » de Richard Rogers – un site qui tombe sous le coup de la Section 106 du Town and Country Planning Act de Londres, qui exige que les développements privés allouent une partie de leur empreinte au sol à l’usage public. Ces espaces de premier choix, situés dans le centre de Londres – jardins sur les toits, galeries d’observation ou sous-sols comme celui-ci – sont légalement intégrés à l’espace public, mais sont souvent invisibles ou sous-utilisés. Nous y avons vu une occasion de montrer comment ces espaces peuvent être animés par des discussions, des expositions et des spectacles qui invitent les passants à participer ou même à organiser leurs propres événements. Cela permet de récupérer l’espace public comme lieu de vie civique, et non comme un simple couloir à traverser.

The Voicing Pod, Eastern City Business Improvement District, London, 2024 © Urban Radicals © Lorenzo Zandri

Voicing Pod est un espace plus intime, de conversation, pouvant accueillir l’enregistrement de podcasts, par exemple. Il était situé sous l’emblématique Lloyd’s Building, conçu par Richard Rogers, avant d’être déplacé pour être installé ailleurs, de façon pérenne.

Pour nous, Voicing Pod aborde également la question plus large du cloisonnement des échanges, en architecture et en politique. En tant qu’architectes, nous pensons que les processus institutionnalisés, tels que les consultations publiques, sont souvent trop contrôlés et ne parviennent pas à impliquer les personnes les plus touchées par la planification urbaine et les nouveaux développements – des personnes qui, de surcroît, sont souvent déjà marginalisées. De même, les architectes ne s’adressent souvent qu’à d’autres architectes ou à des publics déjà intégrés dans le discours. Nous avons cherché à perturber ce cycle en créant des installations qui attirent des publics inattendus – des personnes qui n’auraient autrement pas pu s’exprimer dans ces conversations – et les impliquer.

The Voicing Pod, Eastern City Business Improvement District, London, 2024 © Urban Radicals

Le Voicing Pod a connu un tel succès qu’il a été installé de façon permanente à Cody Dock, un centre communautaire créatif situé le long de la rivière Lea à Newham.

Nous pensons que les concepteur·ices ont la capacité, non seulement de créer des espaces physiques, mais également de diffuser les idées sur l’avenir de nos villes. Pour nous, ces installations ont été l’occasion de développer des outils d’engagement au service d’une stratégie urbaine expérimentale et alternative pour la ville de Londres. Elles ont été conçues pour rassembler les gens afin de discuter de questions cruciales telles que la représentation dans l’espace public, tout en rendant l’architecture elle-même plus accessible – socialement et intellectuellement.

Notre rôle s’est étendu au-delà du strict travail d’architectes. Nous avons fait en sorte que les plateformes deviennent des espaces de discussion dynamiques, accessibles à un public large. Lors de l’un de nos événements, deux membres de la Chambre des communes ont participé aux discussions publiques – ce fut incroyable. Cela a démontré un réel appétit pour un autre type de délibération démocratique – et peut-être un autre type d’architecture.

Speaker’s Plinths for Aldgate Connect Business Improvement District, London, 2024 © Lorenzo Zandri © Unit 38

Les Speaker’s Plinths sont une série de plateformes surélevées placées le long de l’historique City Wall de Londres, qui encourageaient l’expression d’opinions individuelles, le partage de réflexions sur la ville, ainsi que des discussions informelles et des spectacles le long de la rue.

Serait-il envisageable pour vous de développer ce projet dans une autre ville ?

Nous aimerions beaucoup. Les idées qui sous-tendent notre travail sont universelles et pas seulement cantonnées à une zone géographique. De plus en plus de personnes dans le monde se questionnent sur la propriété, l’accès, l’identité et le rôle de l’espace public dans la vie citoyenne et la démocratie. À l’heure où de nombreuses villes européennes sont confrontées à des questions d’identité et d’intégration de nouvelles populations, des projets comme celui-ci pourraient offrir des moyens pertinents d’imaginer des espaces de participation dans la rue – en donnant une voix et une plate-forme à celles et ceux qui sont marginalisé·es. Pour nous, il ne s’agit pas de déstabiliser les lieux ou les systèmes existants, mais de remettre en question, de mettre à jour. En tant qu’architectes et concepteur·ices, nous pouvons contribuer à l’inclusion en superposant et en enrichissant les lieux, plutôt qu’en les écrasant.

Speaker’s Plinths for Aldgate Connect Business Improvement District, London, 2024  © Luke O’Donnovan

Contrairement aux statues et monuments traditionnels boulonnés et statiques, les Speaker’s Plinths ont été imaginés comme des plateformes mouvantes interactives.

En fin de compte, ce projet ne porte pas sur les installations elles-mêmes, mais sur les conversations qu’elles induisent dans ces types de lieux publics. Prenons l’exemple de la City de Londres, où nous avons développé le Parlement Alternatif pour la première fois : il s’agit du centre financier de Londres, où il existe peu de – voire aucune – diversité dans les discours sur l’espace public. Le projet démontre que, même dans les espaces où le dialogue public ne semble pas avoir sa place, des échanges peuvent encore se faire.

© Luke O’Donnovan

An Alternative Parliament for London, 2024

Programme : Construction de quatre plateformes de rassemblement public dans le Square Mile de la ville de Londres
Maîtrise d’ouvrage : London Festival of Architecture, The City of London Business Improvement Districts (Aldgate Connect, EC BID, Culture Mile BID and Fleet Street Quarter)
Architectes : Urban Radicals
Partenaires et bureaux d’études :
Akt II (ingénierie), Millimetre, Steel&Form, Melior Design, APWDX, Inflate (construction)
Livraison : 2024
Photographies : Luke O’Donnovan, Lorenzo Zandri et Urban Radicals


Urban Radicals est une agence d’architecture installée entre le Royaume-Uni et Chypre, fondée en 2019 par les architectes Era Savvides et Nasios Varnavas. Ils ont été publiés dans le numéro « Europe : Nouvelle Génération », disponible sur notre boutique en ligne.

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