Inondations en Espagne : penser, l’avant, le pendant et l’après
Espagne, 29 octobre 2024. Des pluies diluviennes s’abattent sur les provinces de Valence, Cuenca, Albacete et Murcie à l’ouest du pays et font fait sortir de leur lit plusieurs rivières. Des torrents de boue déferlent dans les villes, emportant près de 229 vies, selon les dernières estimations officielles.
D’après l’Aemet (Agencia Estatal de Meteorología), certaines villes – comme celle de Chiva, à 30 kilomètres à l’ouest de Valence – ont vu pleuvoir sur elles l’équivalent d’une année de précipitation en quelques heures seulement. Le coupable n’est pas tant le dérèglement climatique que l’humain derrière lui, le manque d’outils préventifs et l’absence de « démocratisation du risque », comme le rappellent à l’unisson Pepa Moran, architecte paysagiste et enseignante, originaire de Valence, et les architectes Marta Peris et José Toral de l’agence Peris+Toral Arquitectes.
Pepa Moran, Marta Peris, José Toral
Aurait-on pu prévoir un événement de l’ampleur de celui qui a touché la région métropolitaine sud de Valence ? L’échelle spatiale et temporelle de cette inondation dépasse l’entendement, comme nous le rappelle la mémoire des habitant·es et même celle des documents de références, comme ceux du botaniste Antonio José Cavanilles datant de 1795.
Cette inondation correspond à une période de retour estimé entre -1 000 et -2 000 an [la durée moyenne au cours de laquelle, statistiquement un événement d’une même intensité se reproduit. Le terme est employé pour caractériser les risques naturels, comme ici l’inondation. Il s’agit d’une notion régulièrement utilisée dans la planification urbaine. NDLR]. dépassant de loin l’événement de 500 ans généralement considéré dans les plans et les règlements comme le scénario le plus dévastateur pour la planification des risques et les infrastructures de protection. Nous sommes confrontés à une inondation d’une ampleur extraordinaire, sur un territoire jeune, dont le développement est âgé d’à peine un siècle et qui compte déjà plus de 75 000 constructions touchées. Bien que le territoire n’ait pas encore commencé à se relever, cet événement est déjà inscrit dans sa mémoire, lui forgeant une nouvelle « culture du risque ». Le risque est perçu lorsqu’il est préfiguré, et il est préfiguré par la communication et la représentation. Notre tâche, en tant que professionnel·les de l’aménagement du territoire et du paysage, est précisément de préfigurer les risques environnementaux afin d’anticiper et de réduire leurs impacts.
Vues de La Rambla del Poyo, un plan d’eau qui traverse la province de Valence en Espagne et ici, la ville de Chiva. À gauche : photographie d’août 2013 ; à droite, photographie du 6 novembre 2024, après les inondations.
La perception et l’interprétation des inondations sont à la fois socioculturelles – comme le souligne Bachelard – et perturbatrices. Le traumatisme n’affecte pas seulement la vie des personnes touchées, mais influence également les positions politiques et scientifiques.
Nous sommes confronté·es à la nécessité de repenser la manière dont nous aménageons le paysage, en nous adaptant à ce que Zygmunt Bauman a appelé la « modernité liquide ». Il n’est plus possible d’éviter complètement les risques ; nous sommes dans un nouveau scénario, intensifié par le changement climatique, où les événements climatiques extrêmes se produisent plus fréquemment et avec une plus grande intensité.
Nous ne parlons pas seulement d’user de l’aménagement comme d’un outil pour « atténuer le risque » mais plutôt de l’intégrer pleinement dans cette « culture du risque ». Pour cela, il est essentiel de mettre en place des mécanismes d’anticipation, des protocoles et des systèmes d’alerte, qui permettent le partage des expertises, ainsi que l’implication des communautés dans les processus de prise de décision.
Compte tenu de ce scénario, l’aménagement du territoire doit intégrer l’évaluation des risques : calculer l’ampleur des dangers, connaître l’exposition et la vulnérabilité d’un territoire et tendre vers des stratégies qui permettrait la réduction de leurs impacts. Ces dernières peuvent s’inscrire dans deux temporalités, l’urgence et la prévention. Dans l’urgence : équiper les situations d’urgence d’infrastructures adéquates (mécanismes d’autoprotection, abris, espaces de confinement, de mise en sécurité). Durant la prévention : doter le territoire d’infrastructures (des barrages, des bassins de stockage des crues) et généraliser la perméabilisation des sols pour accroître la résilience. Ces infrastructures peuvent non seulement contribuer à la prévention, mais aussi à garantir un plus haut degré de sécurité en cas d’urgence.
Nous devons travailler dans le cadre d’un dialogue constant et comprendre l’interdépendance des systèmes humains et naturels. Les processus de cocréation pourraient renforcer les capacités du paysage à intégrer les perturbations, en partageant les expertises à l’échelle locale, dans le cadre d’un processus de démocratisation des risques. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons aspirer à une société plus sûre et mieux préparée aux défis continuels du changement climatique.