Vides de pierre. Entretien avec Xu Tiantian
Pour ce nouvel opus des arc en rêve papers, fruit de la collaboration éditoriale entre AA et le centre d'architecture bordelais, rencontre avec l'architecte chinoise Xu Tiantian, de l'agence DnA Design and Architecture, sujet d'une exposition intitulée Vides de pierre, à voir jusqu'au 27 octobre 2024 à Bordeaux.
Comment reconvertir des carrières de pierre, patrimoine géographique et vestiges d’une politique extractiviste, en un lieu de sociabilité et de fierté ? C’est le pari que réalise Xu Tiantian, fondatrice de l’agence chinoise DnA, en transformant peu à peu 20 000 m² de carrières de pierre dans le district de Huangyan (province du Zhejiang). Entretien.
arc en rêve : Quel est le contexte de ce projet, et en quoi sa conception et sa réalisation influencent-elles votre démarche architecturale ?
Xu Tiantian : Après le succès de la carrière de Jinyun, nous avons reçu plus d’une douzaine de demandes de reconversions d’anciennes carrières. Il s’agissait de différents types de carrières dans différentes régions. Sachant que nous ne voulions pas devenir des experts en reconversion de carrières, nous avons refusé la plupart de ces demandes. Les propriétaires de la carrière de Huangyan, en revanche, se sont montrés très enthousiastes et engagés.
Leur approche était également très différente. Dès le début, ils ont insisté sur un aspect qui était central pour nous : le projet devait être transformé tout en restant un espace urbain ouvert.
En fait, la ville voisine s’étend vers la zone de la carrière. Cela nous a permis de considérer l’espace comme un possible espace public urbain, une infrastructure culturelle et sociale, appelée à s’intégrer à la ville. Le projet est destiné à la communauté locale pour un usage culturel et récréatif. Il ne s’agit pas d’une infrastructure touristique. Il s’agit plutôt d’une infrastructure ouverte conçue pour être activée par la communauté locale. Avec la gare de train à grande vitesse à moins de 5 minutes, on pourrait penser que la carrière fait partie d’une stratégie de promotion immobilière. Mais ce n’est pas l’objectif de la planification. La cible principale est celle des communautés locales existantes. Le projet fonctionnera comme une zone de promenade à accès libre. Dans les années 1990, lorsque la ville était beaucoup moins développée, la carrière fonctionnait déjà comme une destination récréative. Au fil du temps, la ville a atteint la carrière, éliminant son attrait de lieu de promenade. Quoi qu’il en soit, nous avons travaillé à l’orientation d’un espace public libre. C’est ce que nous avons mis en place dans le projet.
Existe-t-il une culture en Chine pour la reconversion de carrières abandonnées ? Comment les propriétaires et les autorités municipales prennent-ils la décision de réhabiliter ? Comment expliquez-vous qu’un tel changement d’usage soit possible ?
XT : Historiquement, il existe une tradition ancienne de sanctuaires et de temples religieux dans des grottes de pierre dans toute la Chine. L’idée de faire l’expérience du sacré ou de réunir une communauté dans une grotte n’est donc pas nouvelle. Certaines sont associées au taoïsme, d’autres à la tradition bouddhiste. Ce qu’elles ont en commun, c’est leur dimension de lieu de pèlerinage. Il s’agit de localités extrêmement pittoresques destinés à susciter des sentiments sacrés chez les visiteurs. D’une certaine manière, ces sanctuaires creusés dans la roche sont considérés comme le fondement de la culture chinoise.
Il serait intéressant de comprendre comment ces espaces ont été mis en relation avec la représentation du monde souterrain. De l’Antiquité à la Renaissance et jusqu’au XIXe siècle, il existe de nombreux cas où le monde souterrain a été représenté par des grottes et des cavernes naturelles. Les carrières sont des artefacts créés par l’homme, mais elles peuvent être associées à de nombreux concepts et mythes que nous associons au monde souterrain. Nous supposons que ce que vous avez fait avec les carrières peut être compris en relation avec des pratiques anciennes. Elles n’étaient pas étrangères à la culture chinoise.
XT : Ce qui est encore plus intéressant, c’est que certains lieux de culte vieux de plus de 1400 ans ont pu être créés dans le contexte de carrières reconverties. C’est le cas de Longmen – un site bouddhiste près de Shaoxing, à une heure de train de Huangyan.
D’autre part, il ne faut pas se méprendre, le pèlerinage religieux n’est plus encouragé en Chine. Il n’exprime plus un besoin de la société contemporaine. Ces carrières appartiennent toutes à l’État. Elles sont considérées comme des biens nationaux. Leur réutilisation est liée aux nouvelles réglementations nationales en matière d’environnement, qui prévoient la récupération des ressources naturelles privatisées il y a plusieurs dizaines d’années.
La remise en état de ces carrières vacantes s’inscrit également dans le cadre d’un tournant environnemental généralisé, qui consiste à réparer ce que l’exploitation des carrières a laissé derrière elle. Les gouvernements locaux de toute la Chine se demandent comment gérer ces vestiges d’une politique extractiviste qui était également liée au boom immobilier des 30 dernières années. Les carrières vacantes sont littéralement les déchets industriels du surdéveloppement urbain de la Chine au cours des dernières décennies. La restauration écologique est devenue une question clé dans toute la Chine, et le projet pourrait être considéré comme faisant partie de ce tournant. Dans la plupart des cas, elle prend la forme d’un « reverdissement » des sites miniers. Ce projet a bénéficié de fonds environnementaux. Cependant, la transformation d’une carrière abandonnée en espace public est une pratique assez nouvelle en Chine.
Après être intervenu sur plusieurs de ces sites, avez-vous développé des stratégies de conception ou chaque projet est-il l’occasion de réinventer votre approche ? Il semble y avoir un aspect « tel que trouvé » (as found) inhérent aux reconversions de carrières. Comme ces lieux sont déjà exploités industriellement, certains aspects facilitent la transformation pour accueillir de nouvelles fonctions, comme les voies d’accès, les vastes espaces couverts, voire le dimensionnement qui permet l’introduction de machines lourdes.
XT : Dans de nombreux cas, les carrières désaffectées ont été perçues comme des espaces potentiels pour de nouveaux développements. L’hôtel, par exemple revient souvent sur la table. Pour nous, la carrière était déjà une architecture aboutie, et c’est ainsi que nous voulions la traiter. Aucun architecte contemporain ne pourrait créer un espace aussi monumental que celui que nous avons trouvé sur le site. Malgré cette évidence, considérer la carrière comme une architecture existante n’allait pas de soi. Il s’agissait d’une approche radicalement nouvelle, qui peut être considérée comme notre principale contribution au sujet de la réhabilitation. Notre contribution a été de rendre l’espace disponible et sécurisé. L’essentiel de ce qu’il y a à voir était déjà là.
Nous imaginons que la connaissance de l’exploitation des carrières et des méthodes utilisées dans le passé a également fait partie de la manière dont vous avez abordé ces projets. Avez-vous dû acquérir une expertise en ingénierie d’extraction pour pouvoir développer ces projets ? Avez-vous travaillé en collaboration avec des artisans ?
XT : Les artisans carriers sont appelés « docteurs de la pierre ». Quand on travaille avec eux, on comprend qu’il y a beaucoup de compétences et d’expertises non écrites. C’est un savoir-faire qui se transmet de génération en génération, comme la viticulture ou la menuiserie. C’est un savoir-faire empirique qui est plutôt menacé par la mécanisation des pratiques d’extraction. Il faut se garder de percevoir notre travail comme de l’artisanat ou de l’archéologie de carrières. Nous travaillons avec des outils contemporains et des géotechniciens d’aujourd’hui. Les experts des carrières ont joué un rôle essentiel en nous indiquant ce que nous pouvions et ne pouvions pas faire. Ce sont des acteurs clés du projet. Nous avons travaillé avec des gens très compétents. Il aurait été impossible de concevoir la carrière comme nous l’avons fait sans eux. En termes de règles de sécurité, le travail dans ce milieu est à certains égards plus compliqué que la construction d’un nouveau bâtiment. On ne peut pas se contenter de suivre les règles. Tout doit être vérifié.
Il y a un diagnostic puis un traitement. Cette approche a moins à voir avec la réparation qu’avec la construction. Et bien sûr, on n’est jamais totalement à l’abri du risque de voir arriver une nouvelle construction sur le site. Plus la situation s’améliore, plus le lieu devient attractif et plus on suscite des envies de développement. Nous nous considérons comme l’antithèse de cette approche du développement. Nous proposons d’en faire le moins possible pour rendre le lieu utilisable.
Vous avez beaucoup insisté sur le caractère public des projets de carrières. Nous croyons savoir que la carrière située dans la zone rurale de Jinyun était tiraillée entre un usage public et un éventuel usage privé ?
XT : Le caractère public du projet est une composante essentielle, d’autant plus que nous sommes dans une province plus rurale, loin des grands centres urbains où se concentre la richesse.
La région où se situe ce projet n’avait pas les ressources nécessaires pour mobiliser un architecte professionnel afin d’accomplir une reconversion paysagère. Un projet privé typique aurait consisté à exploiter et développer les carrières pour leur valeur paysagère, en ignorant l’importance que ce lieu peut avoir pour la communauté locale. Nous ne voulions pas de cela. Nous avons essayé de maintenir le budget à un niveau bas afin que le gouvernement local, qui était le client, puisse poursuivre le projet sans avoir à rechercher un financement privé. L’implication des autorités locales devient un composante récurrente dans plusieurs de nos projets. Il ne s’agit pas d’une architecture coûteuse et fantaisiste, mais plutôt d’une architecture qui doit trouver sa place dans le cadre des finances publiques.
Puisque vous n’allez pas réparer toutes les carrières existantes en Chine, peut-on dire qu’à travers vos projets vous essayez d’établir un protocole simple et économe qui peut être reproduit ailleurs ?
XT : La mise à l’échelle de nos projets fait partie de ce que nous essayons de faire. Nous travaillons à un niveau très spécifique, sur un mode proche de l’acupuncture, mais qui peut aussi être élargi et mis en œuvre à une échelle plus large.
Le projet peut être considéré comme une forme de design social, car il a impliqué la coopération active d’acteurs et de parties de l’administration qui n’avaient jamais travaillé ensemble dans le passé. Comparée à la complexité du design social, la conception architecturale s’avère finalement plutôt simple. Elle relève à la fois de la planification, de la conception territoriale et du design social. De tels projets sont vraiment l’occasion de définir de nouveaux modèles de gestion de la planification publique.
Vides de pierre. Xu Tiantian, DnA Design and Architecture Arc en rêve, Bordeaux Jusqu'au 27 octobre 2024 Conférence inaugurale de Xu Tiantian, jeudi 25 avril 2024 à 18h30 Entrée libre dans la limite des places disponibles